Shanghai magazine
En prenant le thé à Lao Shanghai, sur Fangbang East Road, mon regard est tombé sur une couverture de magazine des années 1930 dans le style Art-Deco, accrochée au mur. Celle-ci représentait une jeune femme portant un maillot de bain deux pièces, spectacle assez inhabituel pour l'époque, le standard des premières pages étant plutôt la robe chinoise qipao. La natation, cependant, était à la mode dans ces années, symbole de modernité influencé par les films hollywoodiens. Le nageur olympique Johnny Weissmuller jouait en effet Tarzan à l'écran, souvent accompagnée d'actrices en bikini pour le rôle de Jane. J'ai donc pensé que cette couverture était celle d'un magazine de life style, vantant la beauté sportive (jianmei) des femmes émancipées. Ensuite, j'ai remarqué la piscine en arrière-plan et je n'ai pas reconnu celle-ci, bien que j'ai recherché les piscines historiques de la ville. Au vu du carrelage et des lettres art-deco indiquant la profondeur, j'ai d'abord pensé au YMCA sur la Place du Peuple, mais en comparant avec les photos que j'avais prises, celles-ci ne correspondaient pas. Enfin, il m'est apparu qu'il pouvait bien tout aussi bien s'agir d'un bassin extérieur.
Piscine de Hongkou
Or justement, cette semaine, j'ai pu me rendre à la plus vieille piscine extérieure de Shanghai, à Hongkou, datant de 1922, réouverte après des travaux. Celle-ci fut batie par les Anglais du Shanghai Municipal Council alors qu'il y avait une autre piscine, couverte celle-ci sur North Sichuan Road. Une anecdocte célèbre nous renseigne sur l'atmosphère de ces années, alors que deux jeunes Chinois accédèrent à la piscine en parlant japonais au moment de prendre leur billet. Ils fûrent expulsés lorsque l'on remarqua qu'ils s'interpelaient en chinois, une fois dans le bassin. La discrimination à l'égard des Chinois semblait en effet ne pas s'appliquer de la même manière aux Japonais. Ce sont précisément ces mêmes Japonais qui réquisitionnèrent la piscine après avoir envahi la Chine en 1937! En 1946, l'endroit devient réputé pour la bourgeoisie chinoise républicaine, avant de s'ouvrir à un plus large public pendant l'ère communiste.
La piscine de Hongkou est restée longtemps la plus grande piscine à ciel ouvert de Shanghai, connue pour accueillir l'entrainement de nombreux athlètes. Pendant ma visite, j'ai pensé à la Piscine Molitor de Paris, récemment rénovée aussi. Bien que l'établissement soit aujourd'hui plus luxueux que Hongkou, les points communs sont nombreux. La taille est quasi identique tout d'abord. En hiver, les deux endroits ont été utilisés comme patinoire et enfin les sportifs célèbres les ont fréquenté, dont le fameux Johnny Weissmuller à Paris, qui était moniteur de natation. Malheureusement pour mes recherches, je me suis vite aperçu que cet endroit ne correspondait pas non plus à la couverture du magazine.
La "petite sirène" de la Chine
Le mystère s'est élucidé en partie lorsque j'ai trouvé le nom de la jeune fille, inscrit en petits caractères au dessous de l'image: Yang Xiuqiong. Yang Xiuqiong est née près de Canton, en 1918. C'est son père qui lui a appris à nager et elle a rapidement montré des dons. Elle déménage à Hong Kong en 1928 pour pouvoir s'entrainer et gagne en 1930 deux médailles d'or aux 50 et 100 mètres nage libre au Hong Kong Swimming Open. En 1933, elle participe aux cinquièmes Jeux Nationaux de Nanking et établit quatre nouveaux records!
Elle n'a alors que 15 ans et fait une si forte impression sur le public qu'elle est invitée à rencontrer Chiang Kai Shek et sa femme Soong Meiling, qui en fait sa fille adoptive. Son surnom de "petite sirène de la Chine" (meirenyu) est alors repris par les media, avides de symboles nationaux forts. Sa gloire atteint son plus haut niveau lorsqu'elle remporte trois médailles d'or individuelles et une en équipe aux dixièmes Jeux Extrême Orientaux de Manille l'année suivante. Sa photo fait alors la une du magazine Liang You, à la mode dans la nouvelle élite républicaine chinoise (ci-dessous).
Elle est citée parmi les dix femmes les plus importantes de Chine. L'année suivante, elle fait des démonstrations à Nanchang, Xiamen et Nanking pour le Mouvement de la Vie Nouvelle de Chiang Kai Shek. Le mensuel Zhong Hua, que j'ai vu à Lao Shanghai, a été publié en octobre 1935. Je crois que c'est la piscine du stade central de Nanking qui figure en arrière-plan (quatrième photo). Sur le cliché ci-contre cependant, attribuée à tord selon moi aux Jeux de Manille dans un article chinois en ligne, on distingue aussi les lettres art-deco de profondeur. La chance de notre petite sirène devait tourner en 1936. Elle participe alors aux Jeux Olympiques de Berlin mais son bateau, parti de Shanghai, met 17 jours à faire la traversée, rendant impossible tout entrainement. Elle perd donc toutes les épreuves, ce qui rend la presse chinoise furieuse à son retour. Avec la guerre qui commence avce le Japon en 1937, sa carrière est à nouveau compromise. Elle participera à un championnat à Chongqing gagnant huit médailles d'or, ce qui attire l'attention d'un seigneur de la guerre qui la forcera à devenir sa dix-huitième épouse, Malheureuse, elle tombe dans l'opium au point que son corps est méconnaissable, conduisant son mari à la rejeter. Elle vivra à Shanghai (photo à la piscine de Hongkou ci-dessous), puis Hong Kong et enfin Vancouver où elle meurt en 1982.
Ce destin tragique rappelle ceux d'autres célébrités de ces années. On peut citer la jeune étoile montante Ruan Lingyu, poussée au suicide par la presse à l'âge de 25 ans. On pense aussi à l'éblouissante Hu Die, cette actrice obligée que l'on oblige pendant la guerre contre le Japon à entretenir une relation extra-maritale avec le chef de la police secrète de chiang Kai Shek Daili. Elle finira d'ailleurs sa vie à Vancouver, exactement comme la "petite sirène de la Chine".
Ces histoires montrent à quel point Shanghai dans les années 1930, comme Hollywood, pouvait créer des stars en un jour pour ensuite les condamner à l'oubli!